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Carnet de voyage Pitre-Chevalier

Le « Musée des familles », sous-titré « Lectures du soir », est une revue française semestrielle illustrée, d’obédience catholique et bourgeoise, fondée en octobre 1833. Revue essentiellement récréative, elle a publié en feuilletons les premières versions de romans célèbres du XIXe siècle. Elle contenait des nouvelles et des romans-feuilletons, ainsi que des récits de voyages, réels ou fictifs. Y parurent des textes d’Alexandre Dumas, de Théophile Gautier, de Jules Verne, d’Honoré de Balzac.

Son rédacteur en chef, Pitre-Chevalier (1812-1863), dans le quatrième tome publié vers 1846-1847, nous conduit dans « cette Bretagne sauvage, si familière à ses pas et à ses yeux depuis dix ans ». Voici ce qu’il écrit sur Muzillac :

« Aux approches de Muzillac, j’annonçai à Robert [son camarade de voyage] les souvenirs de la chouannerie. Muzillac, en effet vit un des plus sanglants et des derniers combats de 1815. Nous résolûmes de chercher et de faire parler quelque témoin de cette bataille. C’était précisément jour de foire à Muzillac, et les paysans y affluaient de dix lieues à la ronde. Quittant la grande route, suivant mon usage, j’entraînai d’abord le comte [Robert] dans les landes de Billiers et d’Ambon, pour lui donner l’idée de ces déserts de bruyère rose, où l’on ne rencontre pas un arbre, pas un homme, pas un être vivant. Nous nous y enfonçâmes si bien, qu’au bout d’un quart d’heure nous étions égarés…Nous suivîmes au hasard deux ornières toutes fraîches, et nous rejoignîmes bientôt un paysan qui conduisait une charrette. Il chantait à pleine voix, se croyant seul, le refrain célèbre en basse Bretagne :

Ann hi ni goz é va doux Ann hi ni goz eo sur …

En abordant le chanteur, je reconnus un fermier d’Ambon, à son large pantalon et à son chapeau plus large encore… Il y avait dans sa tournure quelque chose de militaire, et bien qu’il fût du premier village bretonnant, je ne doutai point qu’il ne parlât français :


Il me rendit ce salut d’un air digne, mais il ne desserra pas les dents… Sa sombre figure exprimait l’humeur du sauvage contrarié d’apercevoir un homme civilisé dans son désert.

Il reçut pour toute réponse un regard de plomb.

ces…

Il nous tint en haleine jusqu’à une bourgade où il nous échappa dans la foule. C’était bien Muzillac. Nous étions sur le champ de bataille de 1815, et il ne nous restait plus qu’à trouver un ancien chouan… qui parlât français.

Comme nous mourions de soif et de chaleur, nous entrâmes dans une auberge, si l’on peut ainsi nommer une taverne pleine d’hommes, de femmes et de bêtes, noyés dans les tourbillons de l’âtre, dans la fumée du tabac et dans les vapeurs de vins.

Pendant un quart d’heure, je n’entendis qu’un bourdonnement confus, au milieu duquel il me fut impossible de surprendre un mot. Nous allions chercher fortune ailleurs, quand tout à coup, à deux pas derrière moi… une voix s’écria dans le meilleur français du monde :

– Par saint Gildas ! je viens de rencontrer dans la lande deux kasiken1 que j’ai drôlement fait aller. Ils me demandaient le chemin de Muzillac. J’ai fait semblant de ne pas comprendre le gallek, et ils ont galopé une bonne heure derrière ma charrette… Les chers messieurs doivent étrangler la soif, et si je les retrouve dans la foire, je les prierai de boire à ma santé

Or, jugez, si mon inspiration avait été heureuse : notre homme et son compagnon étaient justement deux anciens soldats de la bataille de Muzillac – et qui mieux est – deux des plus intrépides Ecoliers de Vannes !

En quelques minutes, nous fûmes attablés dans un coin de l’auberge, avec nos deux chouans ; et ceux-ci, animés par le vin de feu et alléchés par deux pièces de cinq francs toutes neuves, nous racontèrent… l’histoire de la bataille de Muzillac. »

(1) Kasiken : habits, nom que les paysans donnent aux messieurs.

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